“Male gaze”, le regard masculin objectifiant

Avez-vous déjà entendu parler de « male gaze » (« regard masculin » en français) ?
Ce concept désigne le point de vue que les médias nous imposent souvent : celui d’un homme hétérosexuel. Il a été théorisé par Laura Mulvey, une critique et réalisatrice de cinéma… en 1973 ! Une pionnière ! Féministe engagée, elle travaille sur la représentation des femmes à l’écran. Le concept apparaît dans son essai manifeste intitulé Plaisir visuel et cinéma narratif. S’appuyant sur le concept de phallocentrisme (le phallus, donc l’homme, est au centre), Laura Mulvey y explique que les rôles stéréotypés sont reproduits au cinéma : en gros, les hommes sont des spectateurs actifs et des personnages centraux dans les intrigues, pendant que les femmes servent de faire-valoir, elles sont là “pour faire joli”. Exit donc toute la diversité des femmes agissantes, actrices de leur destin, ce qui renforce les stéréotypes et donne du grain à moudre à la domination masculine… Sans compter l’absence de « rôle modèle » pour les filles et les femmes, qui ne trouvent pas de personnages féminins forts qui leur ressemblent et auxquelles s’identifier.

Et le “male gaze” ne s’arrête pas aux portes du cinéma… Typiquement, nous vous invitons à jeter un œil (ou pas !) aux premières silhouettes de Lara Croft des jeux vidéo, à la taille plus fine que celle d’une Barbie et aux seins démesurés (sans compter son mini mini short). De nombreuses héroïnes de comics (BD américaines) et de manga (BD japonaises) ont également des corps totalement déformées (seins et fesses énormes, taille ultra fine), en plus d’être affublées d’accessoires ridicules (trop pratiques les vêtements ultra moulants (voire quasi inexistants) et les talons hauts pour courir après les “méchants”…).

Wonder Woman, ses bottes à talons et son maillot de bain sans bretelle

Et encore aujourd’hui (45 ans après l’invention de Laura Mulvey donc), le cinéma ne nous épargne pas. Nombre de films concentrent toujours le regard uniquement sur la plastique des femmes et pas du tout sur leurs idées et leurs actions… ce qui transparaît y compris sur les affiches de cinéma. Comme celle du film Les Infidèles, elles sont nombreuses à se contenter de jambes ou d’un tronc de femme, sans tête (donc sans cerveau ?) : les femmes ne sont plus que des corps… à disposition des hommes.

« Je rentre en réunion »… mmmh, on rappelle qu’en France, une femme sur 5 est victime de harcèlement sexuel au travail. Pas vraiment drôle, non.

Quant aux caméras, elles s’attardent souvent sur les seins, les fesses. Il en a beaucoup été question à la sortie du film La vie d’Adèle par Abdellatif Kechiche par exemple, qui dépeint une histoire d’amour entre deux femmes (chouette, de la visibilité lesbienne ! oh wait…). La sexualité lesbienne y est représentée de manière totalement fantasmée et reprenant des codes pornographiques, comme si les deux héroïnes faisaient l’amour uniquement pour le plaisir des spectateurs (des mâles hétérosexuels, donc). Continuons avec Abdellatif Kechiche (mais il n’est pas le seul !) et son dernier film Mektoub, my love : Intermezzo. Trois heures vingt-huit (oui oui, 3h28) de voyeurisme à base de plans de fesses de femmes, de la plage aux boîtes de nuit en passant par les toilettes. De temps en temps, des plans de seins. Ou de femmes qui se frottent l’une contre l’autre. Évidemment, le traitement réservé aux hommes du film n’est pas le même… 

Quelques autres exemples, en vrac :

  • Dans les films de Tarantino, de nombreuses scènes de fétichisation des pieds des femmes, particulièrement dans Boulevard de la mort.
  • Dans Mademoiselle de Park Chan-wook, encore plein de scènes lesbiennes pornifiées.
  • Dans la série Game of Thrones, beaucoup de nudité féminine et des scènes de viol glamourisées.
  • Dans Star Wars : Le retour du Jedi, la rebelle et forte Leia Organa devient esclave hyper sexualisée, en bikini (ce que l’actrice avait d’ailleurs très mal vécu)… D’ailleurs, quand on tape “star wars leia” sur Google, le moteur de recherche nous propose “esclave” en top recherche. Tout va bien. La tenue “bikini” a même droit à une page Wikipédia… 

Le point commun de nombre de ces œuvres ? Elles sont pensées par des hommes, pour des hommes. Étrangement, cela coïncide avec l’absence de femmes créatrices (réalisatrices, productrices, publicitaires, conceptrices de jeux vidéo, illustratrices…). Bref, nous sommes bien en patriarcat !

Heureusement, les choses changent (un peu) ! Certes peu nombreuses, les créatrices sont bien là. Certaines sont engagées et souhaitent en finir avec le regard masculin, imposer un point de vue différent sur des personnages différent.e.s, montrer des héroïnes actives non érotisées/pornifiées. Iris Brey, critique et autrice de Sex and the series et Le regard féminin, explique que le “female gaze” est une vraie démarche engagée, qui vise à déstabiliser l’ordre patriarcal. Dans leurs films, ces créatrices tentent de faire ressentir aux spectateurs et spectatrices l’expérience des femmes, leurs sentiments, leurs sensations. Le tout sans image dégradante des femmes, sans voyeurisme.

On vous donne quelques exemples récents (et il y en a plein d’autres sur le site 😉) :

  • Dans Marie Stuart, Reine d’Ecosse, il n’y a pas de nudité (tout au plus le dos nu de l’héroïne) ; la seule scène de sexe, un cunnilingus (+1), est filmé du point de vue du plaisir que ressent Marie Stuart, la caméra est centrée sur son visage (à l’opposé d’un cunnilingus ultra malsain dans Mademoiselle) (dans un autre article, on parlera de l’intérêt ou pas de montrer des scènes de sexe au cinéma 🙃).
  • Les séries se sont également fortement engagées à montrer un point de vue féminin : il y a Girls, bien sûr, mais aussi Orange is the new black et Féminin/Féminin pour la représentation des femmes lesbiennes. 
  • Captain Marvel (film co-réalisé par une femme et scénarisé par 4 femmes et un homme) est une héroïne badass, en armure non sexualisée, qu’on ne voit jamais nue, qui ne vit pas d’histoire d’amour mais au contraire une très forte amitié avec une autre femme. Et c’est une héroïne de blockbuster, amené à être diffusé auprès d’un large public y compris masculin ! 
  • Dans Rafiki, la caméra est centrée sur les deux héroïnes, actrices de leurs désirs. La scène de sexe est suggérée plus que montrée, et ça suffit !
  • Céline Sciamma, quant à elle, priorise dans ses différents films (Naissance des pieuvres, Tomboy, Bande de filles et surtout Portrait de la jeune fille en feu) des histoires de femmes, dans des relations avec d’autres femmes. Adèle Haenel, actrice dans plusieurs de ses réalisations en parle dans l’interview ci-dessous (ce sujet surtout à partir de 5 minutes et 25 secondes environ) :

Bons visionnages !